Des retours sur images, avec Agnès de Sacy et Jean-Michel Frodon, à propos de Jia Zhang-ke (2025)

Des retours sur images, qu’elles soient d’aujourd’hui ou d’hier, c’est ce que nous faisons chaque samedi dans cette émission, c’est aussi le cas de deux cinéastes cette semaine, qui font retour sur leur passé et leur histoire, sur l’Histoire tout court, aussi, et sur les images qu’ils ont produites, avec un goût commun pour les grands blocs narratifs, entrecoupés d’ellipses non moins vastes, qui racontent avec une troublante profondeur émotionnelle, parce que temporelle, de grandes amours contrariées.

"La Fille d'un grand amour" d'Agnès de Sacy

La première, nous la connaissions jusque-là comme scénariste, de Valeria Bruni Tedeschi et de Zabou Breitman, de Philippe Godeau et Pascal Bonitzer, et bien d’autres encore.Agnès de Sacy nous avait raconté son métier, à distance, il y a 4 ans, quand les salles de cinéma étaient fermées à cause de l’épidémie de Covid. On la découvre aujourd’hui réalisatrice, avec un premier film de fiction au titre des plus romanesques, La Fille d'un grand amour. Elle y revient sur ses premiers pas de réalisatrice, en 1992, à la sortie de la Femis, et l’impact que ses images eurent sur ses parents séparés, revisitant par là même la forme canonique de la comédie du remariage. "Envoyant ce documentaire, mes parents alors divorcés ont été bouleversés par la parole de l’autre et ont décidé de se revoir. Ce que j’ai essayé de travailler dans la fiction dans la première partie de La fille d’un grand amour,c’est l'idée qu’ils tombent aussi amoureux d’une image projetée de l’autre. C’est d’ailleurs un peu le drame de leur couple: depuis le début ils se le disent, lui se souvient d’elle lors de leur rencontre avec une robe bleue magnifique, tandis qu'elle dit qu’elle avait un tailleur gris, en ensuite elle lui reproche de l’avoir idéaliser. Ils sont pourmoi deux géants de l’amour, de ces amoureux de l’amour presque au sens littéraire, qui n’aiment jamais aussi bien que lorsqu’ils idéalisent l’autre. Donc l’image déjà filmée par leur propre fille et en plus projetée sur grand écran, il n’y a pas plus beau pour eux pour retomber amoureux et à mes yeux, le trajet du film de La Fille d’un grand amour,c’est précisément de sortir de cet amour extraordinaire, puissant, mais idéalisé, pour arriver à reconnaître quelque chose de l’autre dans sa réalité."

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Des retours sur images, avec Agnès de Sacy et Jean-Michel Frodon, à propos de Jia Zhang-ke (1)

Des retours sur images, avec Agnès de Sacy et Jean-Michel Frodon, à propos de Jia Zhang-ke (2)

C’est l’exercice d’autobiographie imaginaire qu’Agnès de Sacy pratique en tant que scénariste, en particulier avec Valeria Bruni-Tedesch sur la vie de celle-ci, qui lui a permis de réaliser à travers ce film l’autobiographie imaginaire de ses parents:"je pense que je ne serai jamais arrivée à l'écrire sans ces années de travail sur ceux de Valeria Bruni-Tedeschi, avec Noémie Lvovsky. Au fur et à mesure de cette collaboration, j'ai appris à prendrele matériau réel, en tout cas autobiographique, et le matériau inventé exactement au même niveau. Ce que nous cherchons, c’est une sorte de vérité romanesque et c’est très étrange, car ce qui fait tout à coup véritén’est pas forcément le réel. Philip Roth parle du travail d’autofiction comme d’un travail de dé-narcissisation: il ne s’agit pas de se regarder dans le miroir mais de faire tout un travail de détachement pour arriver à une espèce d’enquête et d’énigme – qu'il s'agisse de soi ou de ses parents –, et de parvenir à une espèce de musique intérieure. Et ensuite considérer ce matériau très précisément avec beaucoup d’exigence, sans avoir peur de l’autodérision, en sachant se moquer de soi-même, sinon on tombe dans la complaisance, c’est terrible. Il faut absolument avoir cette dureté, cet humour dans le regard."

À écouter

Des retours sur images, avec Agnès de Sacy et Jean-Michel Frodon, à propos de Jia Zhang-ke (3)

Le scénario avec Agnès de Sacy : "J'ai compris à quel point l'écriture passait avant tout par le corps"

Plan large

58 min

"Les Feux sauvages" de Jia Zhang-ke, avec le critique et historien du cinéma Jean-Michel Frodon

Le second avait présenté au dernier Festival de Cannes un des films les plus bouleversants de la compétition, même si le jury ne s’en était manifestement pas aperçu. Il s’appelait alors Caught by the Tides, il est sorti mercredi dernier sous le beau titre des Feux sauvages, un film magnifique, où Jia Zhang-ke opère une plongée dans sa propre œuvre, utilisant des images inédites tournées sur plus de 20 ans, en marge de ses fictions et documentaires, pour raconter une histoire d’amour ratée, mais aussi regarder vieillir ses acteurs fétiches. Le cinéaste, retenu, quelle bonne nouvelle!, par un tournage en Chine, n’est pas revenu en France pour parler de son film. Peu importe, celui qui le connaît sans doute le mieux de par chez nous, le critique et historien du cinéma Jean-Michel Frodon, est avec nous pour ce faire...

"Jia Zhang-ke, estime-t-il, est peut-être le cinéaste le plus important de ce début de XXIe siècle, dans la mesure où il a accompagné le phénomène historique le plus important de ces 25 dernières années, à savoir la transformation de la Chine en quasi première puissance mondiale, un milliard et demi de gens qui ont changé d’existence à une vitesse jamais expérimentée par l’humanité dans son histoire. Il est le cinéaste qui aura su, de la manière la plus complète, la plus ouverte, dans les moyens mobilisés avec les outils du cinéma, accompagner, décrire cette mutation, et nous y rendre sensibles, depuis la toute fin des années 90, avec son premier long-métrage, Xiao Wu, artisan pickpocket*, jusqu’aux*Feux sauvages, qui est à la fois un état contemporain de la Chine actuelle, c’est-à-dire entre autres choses, de la Chine post-Covid, et une histoire déjà longue maintenant, puisque nous retraversons ce quart de siècle qu’accompagne et que remet en récit ce nouveau film."

Un film dont la profondeurtemporelle et romanesque passe par des images glanées de 2001 à 2023 : "en 2001, Jia Zhang-ke découvre les petites caméras numériques et les possibilités qu’elles offrent et va, accompagné de son actrice Zhao Tao et de son chef opérateur Yu Lik-wai, entre les tournages, filmer au hasard des choses qu'ils rencontrent un peu partout en Chine, raconte Jean-Michel Frodon. Ils appelaient ça «aller à la chasse», se promener dans la forêt. La forêt, c'est la Chine en pleine mutation, c’est une sorte de jungle. Et ils vont tourner énormément d'images, avec, de temps en temps, Zhao Tao qui rentre dans le champ. Jia Zhang-ke lui propose de jouer ou d'avoir l'air de faire partie d'une histoire qu'on ne connaît pas, sans projet d'en faire un film. C'est une sorte de pratique d'utilisation de la caméra qui va se poursuivre de manière régulière, y compris avec des outils très différents. Pendant 20 ans, un énorme matériau d'images et de sons s'accumule, fruit de ces parties de chasse, jusqu'à l'arrivée du Covid, où tout s'arrête. Zhao Tao propose alors à Jia Zhang-ke d’explorer ce gigantesque matériau en partant de l'idée que ça racontait quelque chose. Et ils vont en faire émerger cet objet cinématographique très singulier, Les Feux sauvages, où se mêlent à mon avis plusieurs histoires d'amour. Une histoire d'amour malheureuse, entre une femme incarnée par Zhao Tao à des moments différents de sa vie pendant 20 ans et un homme incarné par Zhubin Li (acteur de plusieurs des films de Jia Zhang-ke), une histoire d'amour entre Zhao Tao et Jia Zhang-ke, entre Zhao Tao et la caméra de Jia Zhang-ke, une histoire d'amour pour le cinéma, de ce que le cinéma est capable de faire sur cette durée-là, et une sorte d'histoire d'amour et de tendresse, d'affection en tout cas, pour les Chinois, les habitants du pays, les gens."

À lire aussi:pour en savoir plus sur le cinéaste chinois, nous vous conseillons la lecture deLe monde de Jia Zhang-ke de Jean-Michel Frodon, aux éditions Yellow Now. En attendant, on l’espère, une version augmentée de cet ouvrage,Cinéastes du XXIe siècle, un recueil d’entretiens qu'il a réalisés avec une douzaine d’entre eux, de Wang Bing à Apichatpong Weerasethakul, est à paraître le 15 janvier aux éditions AOC.

À écouter

Des retours sur images, avec Agnès de Sacy et Jean-Michel Frodon, à propos de Jia Zhang-ke (4)

"Les Feux sauvages" : le temps comme matière

Le Regard culturel

3 min

Le journal du cinéma

Les sorties de la semaine:

  • Une amitié entre deux femmes, jusqu’à une mort décidée par l’une et accompagnée par l’autre, c’estLa Chambre d'à côté, la première incursion états-unienne en long métrage de Pedro Almodovar, avec les toujours sublimes Julianne Moore et Tilda Swinton, sous les auspices de James Joyce, John Huston, Edward Hopper et tant d’autres encore, la liste est longue des références, où le contrôle absolu de leur destin, pour ses personnages, et de ses images, pour le cinéaste, conspirent pour tenir à distance l’angoisse de la mort – trop peut-être, pour qu’on arrive à s’émouvoir autant que l’on admire…
  • La mort, mieux vaut peut-être en rire, à l’instar deBernie, ce film inédit en salles de Richard Linklater, il date de 2011, entre comédie noire et faux documentaire, où un très joyeux croque-mort et embaumeur d’exception, roi de la chansonnette et consolateur de veuves, ne perd pas en popularité dans sa petite ville texane, bien au contraire, après avoir occis l’une d’entre elles – il faut dire qu’il est interprété par un Jack Black à son meilleur, ça aide un peu…;
  • Tout aussi hâbleur, dans les cours de justice comme à l’écran, c’est Nicolas Sarkozy, héros à son corps défendant dePersonne n’y comprend rien, le documentaire de Yannick Kergoat qui met en images l’enquête au long cours des journalistes deMediapartFabrice Arfi et Karl Laske sur le supposé financement lybien de sa campagne présidentielle de 2007 – on regrettera l’absence presque totale de cinéma dans ce film, tout en saluant la compréhension qu’il permet d’une affaire effectivement aussi complexe que romanesque;
  • Un voyage fiévreux et irrésumable dans l’inconscient antisémite du roman national polonais, c’est le retour en salles du chef-d’œuvre baroque et surréaliste de Wojciech Has,La Clepsydre, à voir au moins une fois dans votre vie!;
  • Des gamins révoltés par la servilité de leur père et le harcèlement de leurs congénères, c’estGosses de Tokyo, comédie burlesque et amère du jeune Yasujiro Ozu, en 1932, lui aussi de retour en salles dans une superbe version restaurée – nous en reparlerons plus longuement la semaine prochaine avec Mathieu Macheret;
  • Et puis enfin, tout aussi burlesque et amère, la prise de conscience politique d’un ouvrier stakhanoviste dans l’Italie en ébullition des années 70, c’estLa classe ouvrière va au paradis, qui valut à Elio Petri une Palme d’or en 1972, à voir en version restaurée sur grand et petits écrans, puisqu’il est parallèlement à sa ressortie en salles, édité enDVD et Blu-ray chez Tamasa.

Les annonces de Plan Large:

Pour rester dans le cinéma italien, mais d’aujourd’hui, on signale encore que le traditionnel rendez-vousDe Rome à Parispropose en avant-première le 23 janvier, auPublicis Cinéma des Champs-Elysées, la projection du nouveau film de Ferzan Özpetek,Diamanti, en présence notamment de la comédienne Jasmine Trinca.

Pour élargir le champ géographique, le FestivalUn état du monde, c’est au Forum des Images du 15 au 31 janvier, et celui, International, duFilm Politique,c’est à Carcassonne du 16 au 20 janvier.

Enfin, on vous donne rendez-vous mercredi prochain à 20h30 au cinéma Le Méliès, à Montreuil, pour la première de Spectateurs!, le nouveau film d’Arnaud Desplechin. C’est uneSéance France Culture, et ce sera suivi, comme de juste, d’un débat avec le cinéaste.

Chronique de Sandra Onana:Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier de Pedro Almodovar, disponible surMUBI

Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartierest le premier long métrage sorti en salles, et avec quel succès, dans l’Espagne en ébullition de 1980, de Pedro Almodovar. Un film bricolé et sans argent, à la fois émanation et formidable témoignage de la Movida, dont le ton outrancier, inspiré directement de l’underground trash d’un John Waters ou d’un Paul Morrissey, n’empêchera pas de lancer la carrière du cinéaste, qui 35 ans plus tard s’en étonnait encore: «Je m’attendais à provoquer un scandale, dit-il alors, mais l’important est ailleurs, dans la proximité que certains spectateurs ont ressentie avec ce film. » "Il est frappant de voir qu’Almodovar a légué une sorte de logiciel d’exubérance qui travaille beaucoup les auteurs du cinéma contemporain, sur des enjeux similaires de revanche féminine contre un ordre ancien. Si l’on pense, rien qu’en 2024, au film de Noémie Merlant Les femmes au balconqui cite énormément ce film-ci, jusqu’aux premiers plans de balcons et de fenêtre, avec énormément de gags scato et le motif du viol dont se venger. Si l’on pense, à l’échelle d’une superproduction à Jacques Audiard qui se réinvente un peu en start-up d’Almodovar avec Emilia Perez,ou à l’autre bout du spectre underground, aux Reines du Dramed’Alexis Langlois. On a une idée de la proximité qu’entretient 2024 avec un film comme celui-ci.Si l’on s’en tenait aux œuvres les plus récentes d’Almodovar, et particulièrement à ce film de la maturité qui vient de sortir en salles cette semaine, magnifique,La Chambre d’à côté, ce serait facile d’oublier ce qu’était son cinéma de jeunesse, celui de la contre-culture post-franquiste. Il faut se représenter, le niveau d’inconvenance, de bordel que met ce jeune cinéaste dans un pays qui sort de quarante ans d’apnée social, et qui, tout à coup, se réveille dans un monde où peut exister un film comme Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier.On aurait envie de dire un film garage, comme il y a du rock garage, qui prône la déviance et la superficialité, pour mieux ridiculiser les gardiens de l’ordre ancien."

Des retours sur images, avec Agnès de Sacy et Jean-Michel Frodon, à propos de Jia Zhang-ke (5)

Des retours sur images, avec Agnès de Sacy et Jean-Michel Frodon, à propos de Jia Zhang-ke (6)

Extraits sonores:

  • Extrait de L'un de l'autre d'Agnès de Sacy (1990)
  • Extrait deLa Fille d'un grand amourd'Agnès de Sacy (2024)
  • J’ai envie de vivre, par Dany Brillant (dans la BO dede La Fille d'un grand amour)
  • Trailer international desFeux sauvages deJia Zhang-ke (2024)
  • Extrait des Feux sauvages deJia Zhang-ke 2024
  • Kill the One from Shijazhuang parOmnipotent Youth (dans la BO des Feux sauvages)
  • Mix des sorties de la semaine
  • Extrait dePepi, Luci, Bom et autres filles du quartier de Pedro Almodovar (1980)
  • Murciana Marrana parAlaska/Kaka de Luxe (chanté en live dans Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier)
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